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« J’ai marché sur l’écume du ciel »

Genèse

Un matin, passant le doigt dans la poussière qui s’était accumulée sur ma table de travail, j’ai compris que mon écriture était obstruée par les murmures des générations passées. Explorant l’énergie ancestrale dans la médecine traditionnelle chinoise, j’ai réalisé qu’il me fallait retourner sur la terre où s’étaient croisées mes lignées, pour revenir à ce point de rencontre d’où ma vie avait jailli. J’ai attendu le solstice d’été pour entreprendre un pèlerinage aux sources sur la côte d’Albâtre, dans le pays de Caux, en Normandie. Mon désir était d’arriver au dernier quartier de lune et de repartir au premier quartier, de façon à vivre là-bas la nouvelle lune. M’attendaient Veules-les-Roses, un des plus beaux villages de France, les vitraux de Georges Braque dans l’église de Varengeville-sur-Mer, les lumières de la mer peinte par Claude Monet, les falaises de craie balayées par le vent, l’estran à marée basse, le plateau de champs de lin, les chemins creux et les fermes en forme de clos-masures. Chaque jour, je suis partie marcher avec, en poche, mon carnet d’écriture. J’ai pris le parti de faire des haltes régulières, pour attendre mon âme, comme le font les Aborigènes d’Australie quand ils marchent dans le désert, mais aussi pour confier à la page les merveilles rencontrées. Ce livre est né de ma reconnexion, par la plante de mes pieds, à la terre de mes ancêtres et à ma terre spirituelle.

Extrait

« Sur mon banc face à l’horizon, je prends le temps de respirer profondément, pour m’accorder au rythme des flots. Marcher sur ce littoral m’a apporté, paradoxalement, une grande assise. J’ai appris non pas à m’attacher à des points fixes, mais à m’arrimer au plus mouvant, au plus vivant, par une ancre marine. Le vent de mer souffle dans mes cheveux, et je me dis qu’un des plus beaux dons que m’a fait cette côte d’Albâtre est de m’apprendre à m’orienter : savoir discerner le sens du vent, savoir déterminer ma route face à la vie et à la mort. Il est vrai que les marins d’autrefois - ceux qui partaient d’ici pour explorer les terres lointaines - savaient se repérer aux étoiles. Ils traçaient leur route en pleine mer en levant la tête, la nuit, vers la voûte céleste pour se mesurer à l’infini. Ils scrutaient les ténèbres pour faire chemin de lumière. Cette lecture du ciel s’est perdue, comme la lecture des signes du Ciel : nous ne savons plus nous repérer aux étoiles ni nous mesurer à l’infini, pour discerner la voie à suivre. Les marins avaient deux expressions pour désigner ceux qui savaient et ceux qui ne savaient pas s’orienter, ceux qui faisaient bonne route et ceux qui faisaient fausse route. Ils parlaient de la « mesure des réguliers » et de la « mesure des irréguliers ». La vie monastique n’invite-t-elle pas à s’inscrire dans l’ascèse de la régularité, pour tracer un chemin de vie entre les ténèbres et la lumière, dans le désordre et l’ordre des choses ? Autour de moi, les hirondelles gazouillent et font des cercles dans tous les sens, de plus en plus haut, dans le ciel. » 
(chapitre 2, pages 55-56)